Olivier Adam
Dans les sables
Ici la nuit est profonde et noire comme le monde. De l'autre côté des baies vitrées, séparée du dehors et des falaises, protégée du bruit de la mer et de la compagnie des oiseaux, Claire dort et qui sait où nous allons. Chloé est dans ses bras, paisible et légère contre sa poitrine. J'allume des bougies dans la nuit. Ma main plonge dans le plastique transparent, j'en sors de petits ronds d'aluminium remplis de cire blanche. Je craque une allumette. Il y a vingt ans que ma mère est morte. Vingt ans jour pour jour.
Les falaises se découpent dans le tissu du ciel. J'y contemple des fantômes, des corps chutant dans la lumière. Je me retourne et sur la vitre se reflètent mon visage usé, mes traits tirés, prématurément vieillis. Claire ouvre un instant les yeux, Chloé fourre son pouce dans sa bouche, et se colle à son dos. J'allume une cigarette et le bout incandescent fait un rond rouge, un point lumineux au milieu du noir et du blanc. Sur le balcon où je veille en surplomb de la plage, deux transats se font face. Je m'allonge sur l'un d'eux. Une couverture me protège du froid qui descend et s'amplifie. Mon regard se perd à l'ouest.
J'ai trente et un ans et ma vie commence. Je n'ai pas d'enfance et, désormais, n'importe laquelle me conviendra. Ma mère est morte et tous les miens s'en sont allés. La vie m'a fait une table rase où Claire et moi nous nous asseyons, où Chloé s'est invitée, un sourire très doux au coin des lèvres.
J'ai trente et un ans et ma vie commence ainsi, perdue dans la nuit maritime. Derrière moi, à peine plus concrètes que des ombres, moins denses qu'un peu de fumée, Claire et Chloé me regardent, la plus petite au creux des bras de la plus grande, toutes deux figées dans le silence de la chambre d'hôtel. Claire me sourit puis se rendort, et leurs respirations se confondent.
Ici la nuit est profonde et noire de monde. Ma mère marche sur la lande, comme une fée somnambule. Antoine et Nicolas, Lorette et les autres dansent autour des flammes, les yeux clos et le visage tendu vers le ciel. Léa se tient tout au bord, sur la pointe des pieds comme sur un fil, à deux doigts du vide, funambule, équilibriste.
J'avais onze ans quand ma mère est morte. Trois jours plus tôt, elle sortait de l'hôpital et la lumière éclaboussait tout. Elle y avait passé les six derniers mois et nous n'avions pas eu le droit de la voir. La pièce d'eau, les bancs alignés, le grand bouleau qui frissonnait près de la bâtisse, le sapin au milieu de la pelouse, les cerisiers en fleur, j'ai tout gardé en mémoire imprécise.
On l'attendait dans la voiture, mon père au volant de sa Ford Granada grise, mon frère et moi blottis silencieux à l'arrière. Le skaï alvéolé nous collait aux cuisses, marquait nos peaux moites. Mon père tapotait du bout des doigts sur le tableau de bord, tripotait le fanion PSG qui pendait du rétroviseur, se retournait de temps en temps et nous ordonnait sèchement, alors que nous ne respirions qu'à peine, de rester sages. Antoine hochait la tête et je l'imitais. Puis je fermais les yeux et le soleil mordait ma joue.
Soudain mon père est sorti de la voiture, je me suis redressé et le jour m'a ébloui. J'ai refermé les yeux puis les ai rouverts, et au loin je l'ai vue. De l'autre côté des grilles de fer, elle marchait vers nous, impassible et transparente. Pâle et vêtue d'un long manteau rouge, le bras droit en écharpe et la main bandée, elle paraissait ne pas nous voir. Elle s'approchait lentement, bien au milieu de la grande allée, minuscule et seule dans le parc immobile. Tout y semblait statufié, les arbres et les jets d'eau, comme si le temps s'était arrêté en un perpétuel hiver. En voyant mon père, elle n'a pas eu la moindre réaction. Ils se sont embrassés du bout des lèvres, peut-être même ne se sont-ils pas touchés, à peine effleurés. Il s'est saisi de sa valise. Elle a allumé une cigarette. Elle avait maigri et son visage se troublait derrière les volutes. Antoine me serrait le poignet et j'écoutais son souffle court. Suspendus, nous la fixions du regard. La chaleur dans l'habitacle était insupportable. Les cheveux de mon frère collaient à son front en mèches sombres, à sa nuque en boucles noires. Elle est montée dans la voiture sans nous embrasser. Un long moment elle n'a pas bougé et ses yeux fixaient la route, les champs au loin, ou bien elle les fermait. Puis elle s'est tournée vers nous, et nous a lancé un semblant de sourire. J'ai cessé de respirer, et mon cœur s'est tordu comme une vieille éponge. J'attendais que ses lèvres articulent un mot, mais rien n'est venu. Son regard nous a quittés et mon père a démarré. Elle n'a rien dit quand il s'est engagé sur l'autoroute.
Pendant des kilomètres, nous avons roulé en silence. Rivés à la nuque de notre mère, nous traquions le moindre de ses mouvements, son geste qui ramenait ses cheveux derrière l'oreille, le léger soulèvement de ses épaules quand elle inspirait. Nos visages collés dans la rumeur de l'autoroute, le mouvement flou des voitures croisées, nous attendions le cœur battant qu'elle se retourne, nous lance un regard plein de tendresse, un baiser soufflé de ses lèvres. Le bruit du moteur envahissait tout. J'ai fini par m'endormir contre mon frère, nos visages se touchaient. Mon père a mis le chauffage et l'air est devenu tiède et nauséeux.
Un peu plus tard, la voiture s'est arrêtée. La nuit venait de tomber. La station-service était livide et moche dans la lumière des phares. Il pleuvait légèrement, on le sentait à peine, dans les cheveux, sur les joues. Dans la lumière des lampadaires, ça faisait un rideau très fin, des bulles dans une bouteille d'eau gazeuse. Mon père est sorti pour boire un café. Sur le parking il s'étirait, et en le voyant qui aurait pu dire qu'il vivait un moment aussi crucial, qu'il venait de retrouver son épouse après des mois d'internement dans une clinique psychiatrique. Il aurait aussi bien pu être notre chauffeur, et c'est ce qu'il était au fond, au volant de son taxi. Adossés à la voiture, ma mère fumait une cigarette, Antoine se frottait les yeux en bâillant. Elle a écrasé son mégot en regardant le ciel, lâché un soupir dont je n'ai pas compris la signification, et elle a saisi ma main. J'ai pris celle de mon frère dans la mienne. Nous marchions à la file dans la boutique, entre les rayons de chips, de bonbons, de biscuits. Elle attrapait des produits on aurait dit au hasard, embarquait sans les choisir des paquets de gâteaux et de chewing-gums, des boissons sucrées. Elle s'est arrêtée devant un présentoir, l'a fait tourner sur lui- même. Des bijoux de pacotille défilaient dans la lumière crue, les haut-parleurs diffusaient une chanson de Michel Delpech, Les divorcés, je ne sais pas pourquoi je me souviens d'un détail aussi précis alors que j'ai oublié tant de choses essentielles. On a choisi un bracelet chacun. Un bracelet de cuir brun avec le prénom gravé. J'ai encore le mien. J'ignore pourquoi elle a tenu à nous acheter ça. À inscrire nos prénoms sur nos poignets. J'avais alors l'impression confuse que c'était à elle qu'on aurait dû mettre un bracelet, ou même un collier, pour ne plus jamais la perdre.
Mon père a fini son café et nous avons regagné la voiture. Quelques minutes avaient suffi pour en glacer l'intérieur, et sous nos jambes à moitié nues, le skaï était une banquise. Durant le reste du trajet, maman s'est installée à l'arrière, entre nous deux, comme si enfin elle s'en croyait capable, comme s'il lui avait fallu ce temps d'adaptation pour y consentir. Nous dormions la tête sur ses genoux, ou bien nous faisions semblant. Le parfum de sa robe se mêlait à l'odeur du chauffage et de transpiration. Je sentais ses doigts sur mon front ou dans mes cheveux. Et la joue de mon frère contre la mienne, nos peaux moites et son souffle fondu dans les bruits de moteur. De temps en temps maman se penchait sur moi et m'embrassait. Je gardais les yeux fermés, je retenais ma respiration, j'étais bien sous ses baisers retrouvés, dans la nuit automobile, la rumeur assourdie de la radio allumée.
Nous sommes arrivés vers dix heures. Les restaurants fermaient et la promenade était déserte. Des filles en tablier rangeaient des chaises en les empilant, les retournaient sur les tables lavées. Les cuisiniers fumaient près des poubelles. Le grondement des vagues emplissait tout et, à l'époque, les falaises blanches ne se découpaient pas encore sur la nuit du ciel. À de nombreuses reprises depuis ce jour, il y a vingt ans maintenant, j'ai séjourné, pour quelques heures ou plus, à Étretat. Je ne saurais dire à partir de quand précisément les falaises ont été éclairées. En quelle année ont été disposés ces immenses projecteurs. Je sais juste que depuis, lorsque je viens, je prends toujours la même chambre à l'hôtel des Corsaires, la 103, et que je passe le plus clair de mes nuits sur le balcon, allongé sur le transat de plastique, emmitouflé dans des couvertures, à contempler le spectacle irréel des roches phosphorescentes, régulièrement striées, plongeant à l'équerre dans le noir le plus absolu. Ces nuits-là, je fume jusqu'à ce que tout s'éteigne et que le monde soit soudain rendu à la mer, réduit au fracas du ressac, des galets chamboulés. C'est la troisième fois que Claire m'accompagne, la première depuis la naissance de Chloé. J'ignore si elle comprend quelque chose à tout ça, ce temps que je passe à fixer ce bloc de craie et son aiguille creuse, le tournoiement sans fin des oiseaux devant, sur cette terrasse étroite, ou bien plus tôt dans la journée, assis sur la plage, à faire inlassablement glisser des cailloux lisses entre mes doigts.
Quand elle a réalisé que nous roulions vers Étretat, qu'on y passerait la nuit et même, si tout allait bien, quelques jours, ma mère n'a pas eu de réaction particulière. Pourtant j'avais guetté son sourire, une lueur dans ses yeux. La réminiscence de sa main glissée dans celle de sa propre mère, elle avait huit, neuf ou dix ans et elles arpentaient en silence la langue de galets nichée au milieu des falaises. Le soir après la plage, elles roulaient jusqu'à Fécamp, où une amie les logeait. J'ai dans mon portefeuille trois clichés où ma mère est une enfant souriante et maigre, en maillot de bain clair, les pieds léchés par les premières vagues. Sur l'un d'entre eux, une femme, petite et vêtue d'une blouse à fleurs, fume une cigarette près de longs toboggans en bois. J'ai du mal à y reconnaître ma grand-mère. Mon premier souvenir remonte à sa mort, ou à ses environs. Oui c'est cela: je ne me souviens d'elle qu'après sa mort, comme d'une empreinte, d'un trou creusé. Un souvenir de souvenir. De son visage carré, ses allures de paysanne, ses lunettes aux verres épais, ses cheveux teints et bouclés qu'elle protégeait de la pluie par un triangle de plastique transparent, des gestes pieux qu'elle avait, des prières que murmurait sa bouche, de la douceur inquiète de ses yeux, du soin qu'elle portait aux siens, du souci qu'elle s'en faisait, je ne sais plus rien. Et du chagrin que me causa sa disparition, moins encore. Rien sinon une tendresse diffuse et entêtante, la mémoire brumeuse de ma tête contre sa poitrine, la trace qu'ont laissée sur ma peau ses regards posés. Rien sinon ce que m'en disait Antoine, dans la nuit chargée d'alcool, lors d'escales toujours trop courtes. Des larmes trop nombreuses, des mots incompréhensibles le submergeaient parfois, une bouillie de phrases incomplètes où se mêlaient notre enfance et ce que j'en oublie, la mort de notre mère et le corps de Laetitia, le fusil qu'avala Nicolas dans l'année de ses seize ans. Et comme un baume là-dessus, ma grand-mère surgissait toujours, ses signes de croix et ses baisers sur le front, les couvertures multicolores et les coussins qu'elle tricotait, une grosse fleur bleue en plein centre de l'orange, les bouteilles qu'elle habillait de laine et transformait en chien, en chat ou en bonhomme, le balcon de son appartement où nous nous penchions sur des arbres, des écureuils, des passants minuscules, les photos de son mari sur le buffet, où s'alignaient des napperons affreux, de grossières imitations de cristal, ses regards tremblés, empreints d'une bonté sans fond, piété compassion miséricorde, nos jeux de ballon dans le parc, ses sourcils froncés quand elle examinait nos devoirs auxquels elle ne comprenait jamais rien, nos pas dans la forêt durcie par l'hiver, le cercueil qu'il avait vu disparaître dans le trou et je n'étais pas là, sa voix nous lisant des histoires dans la pénombre d'une chambre, la petite bible noire usée par les lectures innombrables, le crucifix que parfois nous décrochions d'au-dessus de son lit, nos corps debout et nos mains mêlées tout autour, tandis qu'elle disait simplement se reposer et que nous la savions condamnée par un mal dont elle ne savait rien (peut-être aussi feignait-elle de n'en rien savoir), alors elle parlait sans fin, une formidable lumière au creux des yeux (dont je me dis aujourd'hui qu'elle lui venait de la promesse des cieux enfin gagnés), des étés qui suivraient, des jeux dans l'herbe, raquettes pétanque et croquet au milieu des pâquerettes ou à l'ombre d'un orme, et du projet qu'elle avait de nous faire connaître le pays de hautes falaises et ses oiseaux tourbillonnants; nous hochions la tête avec des sourires forcés qui ne trompaient personne. J'avais huit ans quand elle s'est éteinte, Antoine en avait dix et ma mémoire s'ouvre cette année-là. La plus lointaine image qui s'y soit gravée la concerne, mais elle y est absente, déjà morte et enterrée. Mon premier souvenir est un moment volé, une irruption. Mes devoirs à l'abandon, feuilles et cahiers étalés sous la lampe, sur le petit bureau de bois clair collé au radiateur (en face, par la fenêtre, les pierres meulières d'une maison au toit de tuiles orange, au sommet duquel se dessine un masque, un visage qui m'a longtemps terrifié), j'ai quitté la chambre, fait tourner le globe au passage, ainsi que souvent, mécanique, sans y rêver jamais. Dans la maison silencieuse, mon père absent sans doute, les marches de l'escalier craquaient sous mes pas. Au milieu de la cuisine éclairée au néon, ma mère semblait perdue et pleurait en silence. D'avant en arrière elle oscillait, et devant trois casseroles sur le feu rongeait ses ongles. C'étaient des jours d'enterrement et de volets clos, je me tenais dans l'embrasure et elle m'a fait signe d'approcher. Sur son visage défait coulaient de longs traits de maquillage. J'ai fait glisser mes chaussettes sur le carrelage beige. Dans l'odeur de soupe et de poireaux, le sifflement des soupapes, elle m'a pris dans ses bras et j'ai pleuré, juste pour l'accompagner je crois, lui montrer que j'étais là, avec elle quoi qu'il arrive. Les yeux fermés mes joues se mouillaient, je reniflais et je tremblais contre son corps déjà maigre. Au bout d'un long moment, elle s'est redressée, a essuyé ses yeux, son nez et sa bouche avec le tissu de sa robe trop large, et m'a demandé pardon. Je cherche encore quoi répondre, j'ignore de quoi elle voulait ainsi que je la pardonne, j'ignorais qu'une mère puisse un jour demander pardon à son fils.
Nous avons passé trois nuits à Étretat. Mon père y avait retenu deux chambres à l'hôtel des Corsaires, mais nous n'en avons utilisé qu'une. Peut- être était-ce la 103, différemment décorée mais vaste aussi, et dotée d'un balcon où l'on pouvait s'allonger au grand air.
La première nuit, nous avons dormi dans le grand lit, mon frère, ma mère et moi. Mon père avait pris l'un des deux fauteuils. Nous n'avions pas tiré les rideaux et le jour s'est levé vers huit heures. Je me souviens de la lumière franche et de nos regards éblouis par la mer sous le soleil, la blancheur aveuglante des falaises. Maman s'est levée la première, a ouvert les fenêtres et s'est penchée au-dehors, vêtue d'une robe de nuit aux tons pâles. Elle chantonnait en frissonnant, contemplait la plage et s'allumait des cigarettes à la file, se saoulait de matin lumineux.
Durant ces deux journées à Étretat, elle n'a pas quitté la chambre. Elle restait sur la terrasse à boire du thé, un livre sur les genoux ou bien c'était un
journal. Ses yeux plissés parcouraient l'horizon. De temps à autre elle se levait, traversait la pièce, laissait sa main valide traîner derrière elle, s'attarder sans pesanteur sur le bois des meubles ou dans nos cheveux en bataille, tandis que nous jouions mon frère et moi au pendu ou au morpion.
Vers midi, le premier jour, mon père est sorti avec mon frère, acheter de quoi préparer des sandwichs. Le lendemain c'est moi qui l'ai accompagné. Les rues étaient sombres en retrait de la mer, aux murs crépis et décorés de bois. Nous avons passé nos après-midi sur la plage, nous la quittions parfois pour les sentiers. À l'ouest, vers Le Havre, se déployait la lande rase et pas encore mangée par le golf, on longeait des prés où sautaient des lapins, on se penchait sur le vide pour en éprouver le vertige. A l'est s'étalaient des champs où ruminaient des vaches, et la chapelle dominait le village. Je ne me souviens pas du visage de mon père, de ses réactions lorsque ma mère refusait de nous suivre, préférait rester à l'hôtel pour y faire une sieste ou simplement lire. Je me souviens seulement du tour de clé qui l'y enfermait, de nos promenades muettes et du vent, de la peur qui me prenait de ne pas la retrouver à notre retour. Nous rentrions dans la lumière du soir et elle était là, comment aurait-il pu en être autrement, comment aurait-elle pu s'envoler, s'évaporer ou se dissoudre ? Allongée au centre du lit, les rideaux à moitié tirés, elle nous faisait signe d'approcher et nous nous collions contre elle, elle nous serrait en chantant à voix basse, et soudain je n'avais pas plus de quatre ans. Les derniers rayons s'échouaient dans l'eau, adoucissaient la blancheur des roches alentour, les jaunissaient un peu. Tout ce temps, maman était très calme, silencieuse et sans doute abrutie par les médicaments.
De la troisième nuit, je garde l'image précise et pourtant reconstituée du corps de ma mère chutant dans la nuit. Nous dormions sur la terrasse, Antoine et moi, emmitouflés dans nos blousons, nos quatre couvertures, engloutis dans le ventre de la mer. Le ciel était sans étoiles, opaque et noir, la nuit plus claire aux abords des réverbères. Je me rappelle n'avoir jamais eu autant que cette nuit-là la sensation que la mer enflait, grondait, hurlait au fur et à mesure que tout autour s'endormait, saturait l'espace et recouvrait le monde. Sous la lune absente, ma mère a quitté le lit où ronflait mon père. Doucement, elle a tourné la clé. Elle a longé la grande plage et nous ne l'avons pas vue. Elle allait pieds nus, transparente et vêtue d'une longue chemise, ainsi qu'elle se promenait parfois dans les rues du quartier où nous vivions. (Comme elle aujourd'hui, souvent je marche la nuit, errant aveugle au milieu des arbres ou le long de la mer, les mains frôlant l'écorce, les chevilles griffées par les ronces et la bruyère, la peau humide et glacée sans savoir pourquoi, tandis que montent des parfums gorgés d'eau. Aux voisins, mon père la disait somnambule et je le croyais. Loin de me rassurer, ce mensonge me plongeait dans l'effroi, car circulaient ces histoires étranges qui voulaient qu'en la réveillant on prenne le risque de la tuer.) Le sentier grimpait raide et obscur, ma mère avançait à tâtons, des pierres affleuraient et bientôt sur ses jambes du sang, des écorchures et de la terre. À deux pas du vide, elle s'est penchée sur les eaux noires, la mer épaisse en bas des rochers sombres, gris anthracite à cette heure. Le printemps finissait et ma mère a fait un pas de plus, son corps comme un pantin de caoutchouc s'est échoué à marée basse, crâne et corps fracassés au pied des falaises, couverts de sable noir, de cailloux minuscules, de coquillages et de mica.
Avant tout cela je ne me souviens de rien. Ni de ma mère ni de moi-même. De ma naissance à mon premier souvenir, neuf ans se sont consumés sans laisser de trace. Et jusqu'à la mort de maman tout reste trouble et désarticulé. Je me demande parfois si tout ce que j'ai oublié s'est logé quelque part. Si tous ces événements, ces mots, ces sensations, ces gestes accumulés me constituent un peu, me font une manière de socle, ou bien si j'ai grandi sur du vide, un sol qui se dérobe. J'ai en ma possession des dizaines de photos, quelques bobines de super-huit, où l'on me voit enfant, où on la voit telle que je ne l'ai jamais connue. Riant aux éclats, lumineuse. Armée d'une bouteille d'eau, à notre poursuite dans le jardin, dansant vêtue d'un paréo à fleurs orange sur la terrasse d'une maison de vacances. Légère elle tournoie dans le soleil, fume à la fenêtre de sa chambre ou au volant d'une voiture, un foulard noué dans les cheveux et des lunettes aux verres fumés cachent ses yeux. J'ai quant à moi sur le crâne une énorme touffe de cheveux blond clair, et la plupart du temps je fais la moue. Vêtu d'un short en éponge, d'un tee-shirt orange qui découvre mon ventre, je caresse un grand chien roux, mange des frites avec les doigts, ébloui par le soleil d'été, fixant l'objectif que je suppose tenu par mon père. Avec Antoine nous nous roulons dans l'herbe, dévalons des pentes semées de trèfles et de pâquerettes. Au pied d'un gros cerisier, nous mimons des musiciens et nos guitares sont des raquettes. Sur le tapis du salon nous saluons militaire, droits comme des i et nos casques en écumoires de plastique rouge. Je pourrais poursuivre cette énumération de clichés mille fois contemplés, d'une enfance que je ne me rappelle pas avoir été la mienne, vestiges d'une vie enfouie. Je regarde ces photos et cette mère vivante et gaie je ne l'ai jamais connue, elle pourrait être celle d'un autre. Et ce garçonnet boudeur, toujours fourré dans les robes longues de sa maman, ou flanqué de son frère, grande liane brune et souriante, pourrait aussi bien ne pas être moi. On pourrait m'offrir des millions de photos d'un autre garçonnet blond et boudeur, et qui me ressemblerait, elles seraient aussi réelles et incarnées que celles que je possède, et je pourrais les revendiquer comme autant de témoignages uniques, indiscutables, de mon enfance.
Des années qui précèdent la mort de ma mère, je ne garde qu'un flot brumeux d'images qui pour la plupart sentent la pluie et la terre mouillée, et me ramènent à la maison où nous vivions tous les quatre, dans cette ville morne et floue, sans centre ni contour, nichée entre la Seine et la forêt, à quelques kilomètres de Paris. Une maison collée à d'autres pareilles, les mêmes toits de tuiles orange, les mêmes pierres apparentes, les mêmes garages en parpaings nus devant lesquels se garaient des voitures identiques. J'y ai vécu jusqu'à mes dix- sept ans et, quand j'y repense, ce sont toujours les rues humides de novembre qui me reviennent en premier, puis l'odeur de fumée, d'herbe trempée et de feuilles en bouillie, le bruit des tondeuses au printemps, les tours grises qui se dressaient toutes proches, en surplomb du lac artificiel, la nationale bordée d'enseignes et les phares en enfilade, et toute cette géographie indistincte et commune, qui ne signifie rien pour ceux qui n'y ont pas vécu. La gare RER et la maison de la jeunesse, l'hôpital et l'Intermarché, le parking et les pelouses trouées de la cité Youri-Gagarine, le bar PMU, l'ANPE, le cinéma, la cour de l'école et les traits de craie sur les façades. Les lotissements pavillonnaires et leurs pelouses peignées, ciment lisse planté d'arbres maigres et de haies de lauriers. Et là-dedans, tout ce temps, mon frère à vélo et moi sur mes patins accroché à sa selle, le foot dans la rue les soirs d'été, les tulipes, les meubles de jardin rouillés, la dalle de béton, les murs hérissés de tessons, les rosiers et le tuyau d'arrosage, la chambre des parents volets fermés en plein jour, le taxi de mon père garé devant la cuisine, la balançoire, la terrasse et le barbecue, le jardin au gazon ras avant la mort de ma mère, aux herbes hautes après, le salon sombre aux meubles rares, aux murs sans décoration, papier peint marron-beige à motifs où se plantaient des tableaux venus d'on ne sait où, fougères jaunies ficus malades, fleurs coupées flétries, vases en fausse porcelaine chinoise à l'eau jamais rafraîchie. Les thuyas rongés et l'herbe cuite en été, trouée de terre meuble et brune au printemps, claire et gelée, fendillée à l'hiver, le bruit des mobylettes et les lampadaires en courbe sur le bitume luisant de crachin et bordé de prunus, la cuisine aux meubles de bois clair et ma mère se tenant là, les yeux dans le vague, chantonnant sans s'en rendre compte, fixant la fenêtre sur la rue, ou bien debout face au four micro-ondes, comme entièrement absorbée par le mouvement circulaire du plat dans la lumière, ou encore au salon, pâle dans la lueur halogène et voûtée derrière sa table à repasser, fixant le téléviseur mais regardant au-delà.
Fondant en larmes en plein repas, en présence de la famille de mon père, ou bien devant les programmes alors qu'elle se contente de se lover entre nous sur le canapé de velours sans rien suivre. Ses bras qui nous serrent à nous étouffer, et ses pleurs enfouis dans nos cheveux.
Allongée en plein jour, du matin jusqu'au soir, dans la pénombre des volets clos, un gant gorgé d'eau chaude et de Synthol collé à son front. Ou bien dans sa voiture, se garant sur le bas-côté tandis qu'elle m'emmenait à l'école, au stade ou au centre commercial, les yeux trop embués pour voir la route, le corps trop secoué pour ne pas risquer l'accident.
Dehors en pleine nuit - de ma fenêtre je l'observe alors que le sommeil me fuit - traversant le jardin pieds nus et parfois sous la pluie, caressant le tronc des arbres, enfonçant ses doigts dans la terre, puis marchant dans la rue et s'éloignant sans que jamais j'aie pu savoir où elle allait.
Elle ne revenait que plusieurs heures plus tard et je ne dormais toujours pas, je la guettais derrière les rideaux, son visage était maculé de boue et le tissu de sa robe vert de mousse, les pieds noirs, des feuilles dans les cheveux ; sans doute avait-elle marché jusqu'au fleuve, s'était-elle assise sur les berges, au bord du ruban noir. Ou bien elle avait gagné la forêt toute proche, je l'imagine griffée par les buissons, collée au tronc des châtaigniers, mangeant la terre peut-être, mâchant des feuilles et des fougères. Ou bien c'était le terrain vague un peu plus loin, une étendue d'herbes hautes enserrée de barrières ; on y jouait au foot avec mon frère et quelques copains du quartier, c'était l'été et le soir tardait à venir. J'ignore tout de ces virées nocturnes. Je n'ai jamais osé lui en parler. Je sais juste qu'à son retour elle ne regagnait pas sa chambre et préférait se glisser dans mon lit. Je faisais mine de dormir mais je sentais contre moi sa peau glacée et humide.
Bavardant au milieu du salon, entourée de connaissances du voisinage, de mères de famille croisées à la sortie de l'école et qu'elle invitait parfois, rarement, à prendre le thé et manger des gâteaux, accompagnées de leurs enfants avec qui nous jouions dans le jardin. J'ignore ce qu'elles pouvaient se dire alors, ces femmes anonymes et ma mère trop fragile, discrète, aux ongles rongés, petites peaux mangées autour de la nacre percée de taches blanches.
Si je veux dire mon enfance et le peu qu'il m'en reste, ma mère et le peu que j'en sais, il me faut parler du vide après le départ de mon père, l'odeur âcre du matin et le silence qui envahissaient la maison, les mercredis ou pendant les vacances, ou lorsque j'étais malade (et cela arrivait très souvent je crois) et que je restais seul avec elle. Quelque chose d'infiniment triste emplissait alors l'espace, asséchait la texture de l'air, modifiait les odeurs. Tout semblait soudain suspendu, pris dans une hésitation des choses, un asthme, un bégaiement. Une tristesse nimbée de brume, comme un novembre interminable, nous congelait de l'intérieur et ma gorge se serrait sans savoir pourquoi. Ces matins-là, ma mère errait dans la maison, inutile et blême, passait d'une chambre à l'autre sans rien y faire, mettait à chauffer de l'eau qu'elle oubliait dans la casserole, passait le balai ou la serpillière alors que tout était propre, rangeait ce qui traînait à peine. Elle allumait la radio, puis la télé où défilaient des séries au kilomètre, mal doublées et bourrées de bougies, de canapés en cuir, de compositions florales et de feux de cheminée. Elle n'y jetait qu'un œil distrait, quittait le fauteuil et laissait le téléviseur allumé, juste pour le bruit. Parfois, elle passait un coup de téléphone et, de ma chambre, j'entendais sa voix étranglée. J'ignore à qui elle pouvait bien parler. Je ne lui connaissais pas d'amies, et pas non plus de famille. Je restais dans mon lit et j'attendais que le temps passe. Ou bien assis en tailleur sur le tapis du salon, je feuilletais des bandes dessinées mille fois relues, Gaston Lagaffe et Boule et Bill, Les Tuniques bleues Achille Talon Lucky Luke. La maison sentait le détergent, la lumière y entrait froide et crue, et le silence y faisait un bruit menaçant.
Il me faut dire aussi le soir, les devoirs dans la cuisine, le tournoiement des soupapes et l'odeur de soupe tout autour. Les Chiffres et les Lettres en sourdine, Les Animaux du monde le dimanche soir, le four éclairé sur un gratin de courgettes. Les mathématiques et la grammaire. Les récitations, les buvards. Les protège-cahiers. Et ma mère derrière sa table à repasser, le fer à la main dans le salon. De temps en temps je la regarde, d'où je suis je la vois. Ses yeux se perdent et, soudain, elle soulève le fer à l'horizontale, reste ainsi suspendue des secondes qui durent des heures, et il me semble qu'elle hésite entre le faire glisser sur le tissu ou le coller sur son visage, laisser cuire sa peau, les os de ses pommettes, ses yeux et son front. La nuit, régulièrement, durant des années trop nombreuses, m'a terrifié l'image de son visage à moitié fondu, rouge cramoisi.
Je dois dire enfin ses gestes d'amour, qu'elle avait encombrants, démesurés, et toujours à contretemps (à contretemps aussi, comme subitement revenant au monde, les gifles, les cris, les sermons, la fatigue que nous lui causions, mais qu'avait-elle fait au bon Dieu pour avoir des enfants pareils ?, les effondrements, et encore : les rires, les rares étreintes, puis les regards comme pris en faute d'avoir été tendres). Et la poignée d'images non pas heureuses mais sereines qu'il me reste d'elle. Toutes sont, ironiquement, liées à la mer. Ce sont des images fugaces, aussi légères et douces que la caresse d'une main sur un visage. Elles se confondent avec sa maigreur les derniers temps, dont je n'avais pas conscience alors mais qui sur les photos m'apparaît de façon frappante. Elles se confondent avec son silence les derniers mois, alors qu'elle ne sortait plus guère de sa chambre. Ma mère ne mangeait plus, ne prenait plus ses repas avec nous, au motif qu'elle avait grignoté en préparant la cuisine, et aussi qu'elle n'avait « pas très faim ce soir». Comment mon père réagissait-il face à tout cela, je n'en sais rien. L'obligeait-il à manger? La traînait-il chez le docteur? Lui ordonnait-il de se soigner, de se reprendre, de quitter la chambre et les gants tièdes imbibés de Synthol, de sortir et de voir du monde, d'avoir des activités, d'aller au cinéma ou de s'inscrire à l'atelier de poterie, de dessin, de patchwork ou de peinture sur soie que l'on donnait au centre social, et qu'annonçaient des affiches agrafées au bois des poteaux télégraphiques, où tenaient des fils et des oiseaux, et s'empilaient des morceaux de papier usés et mâchés par la pluie ?
Ma mère s'effaçait, et le dernier été mon père loua une maison crépie d'ocre au sommet des collines. On dominait des rochers orange qui s'enfonçaient dans la mer, des arbousiers et des chênes-lièges. À l'est, une plage en croissant s'étendait dans la lumière intense et précise. Plus loin, c'étaient des villas, des hôtels en enfilade, des enseignes fluorescentes, des campings trois étoiles, des plages et des calanques au porphyre cramoisi, des alignements de palmiers obèses, des bars aux néons éteints. La terrasse donnait sur la baie. Un pin marin se dressait dans le jardin couvert d'épines. Je collais mon front à l'écorce chaude, j'en soulevais des morceaux et sur mes doigts coulait un peu de sève. Dans le salon régnait une odeur de poussière et de vieux bois, de sel et de pierre sèche qui parfois me revient, et qui toujours me mord et me surprend, me griffe et m'envahit.
Le jour se levait nimbé d'un halo gris-rose et déjà tiède. Maman ouvrait les volets et passait la matinée sur la terrasse à boire du thé chinois, un livre à la main ou bien était-ce un Elle. L'eau scintillait à perte de vue. Elle allumait des cigarettes à la menthe, se balançait en regardant tourner les oiseaux, de là-haut ils guettaient les miettes de croissant, des morceaux de pain tombés, de la brioche. Parfois aussi, elle quittait son fauteuil et faisait quelques pas dans le jardin, caressait les feuilles d'une main traînante, les herbes hautes, le tronc, l'écorce et la pierre. Vers midi, mon père sortait le barbecue portatif et mettait à griller des sardines ou de la viande. Après le café, on descendait à la plage. Un sentier filait vers le sable, le petit snack et les pédalos échoués. De chaque côté se dressaient des haies de lauriers. Au travers on voyait des piscines, des meubles de jardin sur les terrasses, des jouets d'enfant abandonnés, des serviettes qu'on avait mises à sécher. Dans l'air flottaient des parfums de réglisse et d'herbes sèches. Antoine et moi, on dévalait le sentier en courant et les parents suivaient derrière, on les attendait à bout de souffle, les tempes brûlantes, impatients de se jeter à l'eau. Maman ne se baignait jamais, se contentait d'arpenter le sable de long en large, sa robe relevée à mi-cuisses, ses pieds nus dans l'eau calme. Certains jours, Antoine et moi, nous poussions jusqu'aux calanques. Ça tombait à pic dans l'eau transparente. Des arbres tenaient on se demandait à quoi, des herbes, des ronces et des buissons nichaient à même la roche. On allait pieds nus sur les chemins. On courait les genoux rouges et les doigts écorchés, les cheveux collés par la sueur dans les rochers chauffés à blanc, la serviette enroulée sur la nuque. Le soleil brûlait nos paupières. On pendait nos vêtements aux branches d'un arbre, on plongeait la tête la première dans l'eau turquoise et on nageait jusqu'à l'île. Les autres étaient déjà là, mâchonnaient des petits bouts de bois, fumaient rivés au ciel azur, parlaient de tout et de rien avec des mines infiniment sérieuses, passaient sans y penser la main sur leur torse déjà brun.
On rentrait dans la lumière du soir, maman s'allongeait et nous faisait signe d'approcher, on se collait contre elle, chacun son côté, elle nous caressait les cheveux en chantant, ainsi qu'un an plus tard dans la chambre close, et la vue sur les falaises d'Étretat. De là on voyait le soleil mourir sur l'eau bleu-gris, enflammer les roches rouges en surplomb. Avec les rideaux, ça faisait une lumière orange. Maman somnolait douce et molle, et j'entends encore sa voix chantonner par-dessus les vieux disques de Billie Holiday qu'elle passait en boucle, du matin au soir.
J'ai laissé mes souvenirs les plus clairs au creux d'une maison d'été. Un mois s'est écoulé dans la tiédeur de l'air, la lumière était une caresse, et quand nous avons quitté la terrasse, la vue sur la baie, maman s'est cachée pour pleurer. Quelques semaines plus tard, elle se brûlait la main gauche et c'était volontaire. J'étais là, près d'elle dans le salon quand elle l'a fait. Je dessinais sur la table basse, accroupi sur le tapis marron clair. Dans la lumière triste du matin elle repassait, la télé allumée pour personne. De longs moments, ses yeux fixaient la fenêtre et le jardin derrière, la pelouse cernée de thuyas malades. J'ai relevé la tête et elle était immobile, sa main droite en l'air et le fer suspendu à l'horizontale, comme si souvent le soir, comme dans mes rêves les plus sombres. Sa main gauche bien à plat sur la planche que recouvrait une mousse verte à grosses fleurs orange. Très lentement elle a approché le fer de sa main et je suis resté pétrifié. J'ai voulu crier mais aucun son n'est sorti. Elle a appuyé et sa bouche a fait une grimace. La peau commençait à cuire, à fondre, répandait dans la pièce une odeur de viande brûlée. Elle est restée silencieuse, stoïque, sauf l'expression de douleur que prenait son visage. Le temps se dilatait infiniment, chaque seconde me semblait épaisse comme un jour. Devant mes yeux défilait un film au ralenti, et ma mère n'était qu'une ombre sur l'écran. Antoine est entré et je l'ai regardé en pleurant, je ne pouvais rien faire d'autre. Il a hurlé et s'est précipité vers elle. Elle est tombée dans ses bras, comme morte. Il a embrassé ses yeux et son front, l'a serrée contre lui en la berçant, comme on console une enfant du chagrin. Je l'ai regardé marmonner des phrases affolées, des prières. J'étais incapable du moindre geste.
Les pompiers sont arrivés et ma mère a été transportée au service des grands brûlés de la Salpêtrière, avant d'être transférée dans une clinique psychiatrique, quelque part dans l'Essonne. Pendant six mois je ne l'ai pas vue. Jusqu'à ce jour où nous sommes allés la chercher, mon père, Antoine et moi. Où nous avons roulé de nuit dans la voiture silencieuse, vers Étretat et ses contrées de falaises, comme l'accompagnant en un curieux cortège vers sa propre mort.
De ma mère avant ma naissance, je ne sais rien ou si peu de choses. Rien non plus de sa jeunesse, ni comment elle a rencontré mon père. J'ignore le détail des déménagements qui l'ont menée de l'Aveyron, où elle a vécu un bout de son enfance, jusqu'à la Porte d'Orléans. Elle et ses parents y louaient un appartement minuscule, au sixième étage d'un immeuble de brique rouge. Nous passions devant de temps en temps, les fois où nous allions à Paris, rarement, pour voir un Belmondo, un Pierre Richard ou contempler les éclairages de Noël. Elle nous désignait deux fenêtres, et répétait toujours la même histoire, qui voulait que, pour travailler à ses devoirs, elle posât sur le lavabo une planche de bois, le transformant ainsi en un bureau de fortune. Elle ajoutait qu'ils avaient ainsi vécu à quatre dans une pièce unique, après ce qu'elle appelait mystérieusement la ruine de son père. J'ignore de quelle nature relevaient les affaires de son père, et comment il gagnait sa vie après qu'elles eurent mal tourné. J'ignore aussi à quel âge elle a quitté l'école et l'appartement familial, si elle a eu son bac ou non, si elle l'a seulement passé. J'étais trop jeune pour m'intéresser à tout cela. Je n'ai commencé à me poser ces questions que bien plus tard, alors que je n'avais plus moyen d'y répondre. J'ai depuis renoncé à combler les vides. Au fond, ce que je sais de ma mère est logé ailleurs, dans mon ventre et dans mon sang, sous chaque centimètre carré de ma peau.
Une fois morte, elle n'a cessé de m'accompagner, de vivre auprès de moi, de saturer chaque moment de sa présence, chaque parcelle d'air de son souvenir et du mystère de ma mémoire trouée. Longtemps elle est venue me visiter, de jour comme de nuit, et parfois encore aujourd'hui. Les premières années, ses apparitions quasi quotidiennes ont dépassé le strict domaine des rêves et des cauchemars, des souvenirs ou de la mémoire, pour gagner celui de l'hallucination. Bien sûr je rêvais d'elle et elle était vivante, me parlait, me souriait, passait les doigts dans mes cheveux, prenait ma main dans la sienne et m'entraînait dans la forêt, les arbres dégouttaient d'une pluie récente, elle se hissait sur la pointe des pieds et sur le bout de sa langue recueillait de minuscules perles d'eau. Ou bien elle marchait dans la mer, sa robe remontée juste au-dessus des genoux, ainsi que je l'avais vue faire à de nombreuses reprises lors du dernier été, bientôt le tissu en était mouillé et elle en léchait le sel, avant de le relâcher et de s'enfoncer dans l'eau à pas lents, jusqu'à disparaître tout à fait, épaules visage et cheveux peu à peu engloutis. Ou encore sur le sable d'une plage en Bretagne, allongée en lisière des eaux montantes, et de nouveau immobile et souriante d'un sourire de sainte en extase, les yeux rivés au ciel criblé d'oiseaux, se laissant submerger, l'eau salée la recouvrait lentement, noyant ses yeux, ses poumons. Ses mains fouillaient le sol, les grains s'infiltraient sous la peau, dans les interstices et rayaient l'œil comme un diamant le verre, corps et visage poncés, rongés par le sel, râpés jusqu'à l'os.
Mais ma mère ne se contentait pas de vivre et de mourir la nuit sous mes paupières, noyée dans l'eau ou enfoncée dans les sables. Elle ne cessait de m'apparaître en un éclair à peine discernable mais indiscutable, petit fantôme pâle et vaporeux, lorsque j'entrais dans la cuisine, dans le salon ou dans sa chambre. Je croyais vraiment la voir alors. Je clignais des yeux et elle disparaissait, ne laissait derrière elle qu'un déchirant souvenir, la déception cruelle qui suit un mirage. Parfois aussi, au-dehors, j'entendais distinctement sa voix qui m'appelait, me parlait à l'oreille ou bien je l'écoutais pleurer. Je songe aujourd'hui qu'à cette époque je vivais dans un autre monde. J'y logeais sans douleur particulière, sans morsure, sans presque de cris ou de sanglots jusqu'à vomir, sans presque me rouler par terre, cogner ma tête aux placards des cuisines, cogner mon poing cent fois au ciment des murs. Dans la torpeur où me plongeaient les sédatifs que l'on m'administrait sur l'ordonnance de notre médecin de famille, je vivais dans des contrées cotonneuses, une partie floue de mon cerveau, tout à fait extérieur à la vie réelle, comme à un autre étage, dans une autre pièce, dans un passé continu où ma mère n'était pas morte.
Dans la chambre tiède, l'air est rempli du parfum de ma fille, de l'odeur de sa mère. Je m'allonge près d'elles. Chloé grogne et je respire ses cheveux, son odeur de savon, d'eau de cassis et de lait. J'embrasse son cou, ses doigts minuscules, son épaule. Elle ouvre les yeux un instant, murmure « papa » et se rendort aussitôt.
Il y a maintenant deux ans qu'elle est née, qu'elle est près de moi et me protège. Deux ans et j'ai souvent l'impression qu'avant ça rien n'a existé, rien n'a eu lieu, qu'à nouveau ma mémoire se ferme à double tour, et entraîne les trente années qui ont précédé dans un lieu caché de mon cerveau. Un lieu sans importance désormais.
Son visage est blanc dans le halo qui nimbe la chambre. Le long de la plage s'alignent des lampadaires blafards, plantés dans le béton d'une promenade semée de restaurants, de bars et de jeux d'enfants. Je me relève et je me dis parfois que le passé est une fiction, qu'on peut en faire table rase, qu'on peut bâtir sur des ruines, et vivre sans fondations. Il m'arrive aussi de penser le contraire.
De la naissance de Chloé, je garde la sensation précise des mains de Claire qui serraient les miennes. Ses doigts me tordaient les phalanges, s'y insinuaient et j'y sentais la peur. La peur que Chloé naisse, puis la peur qu'on nous l'enlève dans un même mouvement. Depuis toujours, depuis le début je crois, nous partageons cela avec Claire. Cette vision lucide et terrifiée de tout ce qui s'enfuit. De ce qui naissant commence à mourir ou menace de disparaître. Claire se reposait et Chloé était une chose infiniment fragile et violette, ses yeux s'ouvraient par intermittence, et durant trois jours ses poumons crachaient des glaires, des amoncellements jaunes et visqueux. Des tubes s'insinuaient dans les veines minuscules de ses bras rougis, d'autres lui passaient sous le nez et diffusaient de l'oxygène. Je me rappelle avoir pensé, devant la panique des personnels hospitaliers dans les toutes premières minutes de sa vie, constatant qu'elle ne respirait pas ou presque, qu'elle souffrait et qu'on lui massait violemment le torse et le ventre, qu'on appuyait des mains impatientes sur sa peau fripée et encore sale, je me souviens avoir pensé «Non vous ne pouvez pas, vous ne pouvez pas lui faire ça» et cette pensée était une prière affolée. Une prière pour Claire et pas pour moi ni pour Chloé. Aujourd'hui encore je me demande ce que signifiait cette demande et à qui elle pouvait bien s'adresser.
Chloé grogne un peu, bouge la tête de gauche à droite, et sombre à nouveau. Je crois qu'avoir failli la perdre à la naissance a considérablement modelé mon attachement à elle, mon incapacité à la voir souffrir, ou simplement être triste ou juste insatisfaite. Sans doute aussi ma propre vie se mêle-t-elle à tout cela. Sans doute. Doucement, je ferme la baie. En contrebas du balcon, un couple s'embrasse. Le type relève la tête un instant, m'aperçoit et me fait un signe amusé. À nouveau je me glisse sous les couvertures et l'air froid me mord le visage. Le long de la plage, les derniers restaurants ferment, les enseignes s'éteignent. Tout se résume à la mer, au battement des vagues, au ciel obscur.
J'avais onze ans mais quand je repense à l'enterrement, au peu qu'il m'en reste en mémoire, je me dis que j'en avais six ou sept. Je me souviens d'une telle absence de trouble, de douleur, d'une telle incompréhension. Comme si ne se jouait devant moi qu'un simulacre étrange, un spectacle absurde auquel participaient mon père, des oncles et tantes que je n'ai jamais revus depuis, et mon frère droit comme un i, les yeux exorbités et muet. Je n'ai jamais cru que ce long cercueil de bois verni ait un jour contenu le corps disloqué de ma mère. Je n'y crois toujours pas. Quand je pense à ce rectangle plongé six pieds sous terre, j'entends distinctement le bruit sec et mat des pelletées sous quoi on l'effaçait, mais je reste persuadé qu'à l'intérieur il n'y a rien, ou bien un mannequin de cire, ou encore, mystérieusement, les années que l'on m'a volées. Souvent je me dis cela, que les premières années de ma vie ne sont pas tout à fait perdues, qu'elles sont juste enterrées sous des kilos de terre brune, quelque part au fond d'un trou, coincées entre quatre planches de bois, à la fois inaccessibles et faciles à déterrer. Tenter de forcer ma mémoire close m'apparaît alors comme une intolérable profanation.
Ma mère a été enterrée un matin de lumière crue, de soleil abrasif. Une cérémonie s'est tenue dans une église laide et cubique, nichée à l'angle de deux rues, entre une pharmacie et une agence immobilière, à proximité d'un panneau Saint-Maclou. Je me souviens de mes oncles suants et rouges, à l'étroit dans leurs costumes noirs, leurs souliers cirés, de mes tantes au maquillage coulé. À cet instant déjà je pressentais qu'ils chercheraient toujours à nous éviter, à ne surtout pas savoir comment nous nous en sortirions, comment nous allions vivre tous les trois, avec notre mère suicidée, notre épouse démantibulée. Comme si notre malheur pouvait les contaminer, se propager jusque chez eux et y semer la mort, la folie, la dépression. À cet instant aussi, à leurs masques grossiers le long de la nationale, j'ai compris qu'ils l'avaient toujours haïe, elle et ses drôles de manières, ses airs d'oiseau.
Groupés à l'entrée de l'église, en face du cinéma où l'on passait Who's that girl, vus des voitures qui défilaient, je suppose que malgré tout nous devions ressembler à une famille en deuil. Les croque-morts avaient des manières obséquieuses, des sourires tristes et adaptés, Antoine tenait mal sur ses jambes, les autres prenaient des mines de circonstance, et mon père serrait les dents. Je ne sais plus ce qui soudain le poussa à frapper son frère, là sur le parvis de béton, à lui faire gicler le sang du nez. Je me souviens juste des hurlements de l'autre, de mes tantes et d'un cousin plus âgé le ceinturant, de sa face congestionnée et furieuse à deux doigts du fourgon noir aux vitres teintées. De l'oncle s'éloi- gnant, rejoignant sa Renault 18, suivi de sa petite famille outrée. Nous sommes entrés dans l'église et, assis en silence sur des bancs inconfortables, soufflant sur nos mains gelées, nous avons attendu qu'entre le cercueil, au son d'un orgue aigrelet.
Tout a glissé sur moi comme la pluie sur une vitre. Je n'étais pas là, je ne savais pas de quoi l'on parlait, je me demandais où était ma mère, ce que contenait cette longue boîte en bois verni, quand elle reviendrait, quand tout cela cesserait, ce mauvais rêve, cette méchante plaisanterie. Assis au premier rang, je fixais des vitraux bleu et rouge aux motifs abstraits, et Antoine me tenait la main. Il écoutait attentif les paroles du prêtre, un jeune type au regard amical, et dont les lèvres prononçaient des mots qui ne parvenaient pas à mes oreilles. Je me rivais à mon frère et ses yeux brillaient, des larmes s'y empilaient sans jamais couler, formaient une pellicule translucide et gélatineuse, une lentille d'eau salée. Et soudain il est tombé, moins dense qu'un chiffon. Sans le moindre bruit, l'intérieur de son corps s'est dissous, ne laissant de lui qu'une enveloppe fine et sans carcasse. Emporté par son poids j'ai chuté à mon tour, et la voix du prêtre s'est interrompue. Une vague de murmures m'a englouti. Les gens nous regardaient, moi à terre qui n'y comprenais rien, et mon frère aux yeux clos, évanoui. Mon père s'est penché vers nous et je revois très bien l'expression de son visage, la colère qui s'y logeait, comme si nous venions simplement de commettre une bêtise. Il a secoué mon frère, lui a donné deux claques, mais Antoine est resté immobile, étendu au milieu des travées, fragile et gracieux, la tête molle contre le sol gelé. Les secours sont arrivés très vite, le prêtre me tenait la main et m'assurait que ce n'était rien, que tout irait pour le mieux. Juste avant de partir, mon père l'a prié de poursuivre la cérémonie. Il a glissé quelques mots à l'oreille de l'une de ses sœurs, à qui il me confiait, et je l'ai vu disparaître, gagner la rue et la clarté du jour, portant au creux de ses bras le corps inanimé de mon frère. Je suis resté seul au milieu d'une famille où je ne comptais que des inconnus, la main coincée dans celle moite et grasse d'une tante obèse.
Dans sa voiture, en route pour le cimetière, il n'y avait pas le moindre bruit, et dans mon esprit ce silence se mêle à celui qui figeait nos matins quand j'étais gosse et que ma mère errait le cœur serré dans la maison. Ces silences se mêlent et font un bruit âcre et froid, qui me brûle la gorge et les yeux quand il s'élève, un bruit de moteur ou de vie morte, de pavillon déserté, de temps suspendu, qui me fait en voiture ou dans n'importe quel endroit allumer la musique pour le couvrir, et la nuit sortir me saouler du sifflement du vent, du vacarme de la mer, du commerce des oiseaux ou du froissement des feuilles.
Antoine et mon père ne sont pas revenus. L'enterrement s'est déroulé sans eux. Moi seul j'ai vu la boîte disparaître dans ce trou macabre, moi seul j'ai contemplé l'indifférence de mes oncles, de mes tantes, de mes cousins, moi seul j'ai vu la rose se poser sur le bois, les premières pelletées de terre le couvrir peu à peu, moi seul je me suis vu vomir contre un arbre, sans hoquet sans larmes et sans cri, comme on se vide infiniment, comme la vie vous quitte, vous abandonne, et vous propulse pour toujours dans un hiver sans fin.
Après tout ça, on m'a déposé chez moi. La maison était déserte et plongée dans l'obscurité, du moins c'est ainsi que je me la figure, alors qu'il faisait grand jour, qu'un soleil acide passait le ciel au papier de verre. Comment ma tante a-t-elle pu me laisser seul ? J'avais onze ans et on venait d'enterrer ma mère. Je me rappelle avoir eu la sensation d'être soudain minuscule et d'entrer par effraction dans une maison étrangère. J'avançais sur la pointe des pieds et comme dans le noir complet, touchais les murs, me tenais aux meubles. Je suis resté un long moment dans le salon, allongé au centre du tapis et les yeux fermés. À quoi pensais-je alors ? Sans doute à ma mère, à mon frère. Que restait-il de lui? Où F avait-on emportée? Où les cachait- on ? J'ai passé plusieurs heures ainsi dans le silence absolu, immobile, et je crois qu'au fond, si je ne pleurais pas, c'est que les larmes m'inondaient à l'intérieur, noyaient mes organes mon cœur mon sang mes viscères mes poumons, jusqu'à me rendre liquide et pluvieux.
Le soir est tombé, grisâtre et aigre. À de nombreuses reprises, je suis allé vomir alors que tout hésitait entre chien et loup. Les escaliers avaient des craquements sinistres, de bois mort, d'arbres brisés sous la tempête. La porte a grincé longuement, s'est ouverte sur la chambre impeccable et triste. Je n'y mettais jamais les pieds, mon père nous l'interdisait. La journée, maman en fermait les volets, et s'allongeait dans la pénombre imparfaite. Quelquefois, elle prononçait doucement nos noms. De nos chambres silencieuses, nous entendions sa voix. Elle nous faisait signe d'entrer, nous demandait comment s'était passée la journée, si tout allait bien à l'école. Dehors le jour battait fort, on l'apercevait dans les interstices, le bouleau s'y balançait transpercé de soleil, branchages ciselés par la lumière. Entrer là sans permission, en l'absence de mes parents, était irréel. J'avais l'impression de pénétrer dans un musée, une pièce interdite, un lieu mortuaire. Tout m'y semblait mort et, effectivement, ma mère était morte et mon frère peut- être aussi, je ne pouvais pas m'empêcher de penser cela, qu'il était peut-être mort lui aussi, que la vie l'avait quitté en ne laissant que la chiffe molle de sa peau. C'est alors que j'ai eu ma première apparition. J'ai senti une présence dans mon dos, une main sur mon épaule. Je me suis retourné et là j'ai vu le visage de ma mère, un millième de seconde je le jure, j'ai vu son visage et elle souriait. Elle a disparu presque aussitôt. Je me suis mis à pleurer. C'est à ce moment que c'est arrivé, à ce moment seulement. J'ai pleuré longuement. Jusqu'à ce que mes yeux brûlent, jusqu'au vertige et à l'épuisement. Allongé sur le ventre, mes dents mordaient les draps et l'oreiller. Ma bouche y laissait des ronds pleins et baveux, des traces de dents bien alignées.
Plus tard dans la soirée, j'ai commencé à vider les armoires, les tiroirs de ma mère. J'en sortais des robes, des jupes, des chemisiers. De l'eau coulait sur mes joues et j'avalais des litres de morve. Les vêtements s'empilaient, pyramide sans tombeau, dérisoire et pathétique. Armé de grands ciseaux de couture, j'ai tout découpé. J'ai fait ça calmement, avec application, en respirant bien profondément pour retrouver mon souffle. C'étaient des lambeaux mêlés, des guirlandes de tissus multicolores qui s'entassaient dans les valises. Une à une je les ai jetées dans les escaliers, elles valdin- guaient dans un grand bruit de bois et de plastique. Je les ai vidées sur le tapis du salon. Il faisait nuit et seule une lampe orange éclairait la pièce, son papier peint triste, ses meubles de bois sombre couverts de napperons, de compotiers, de babioles. J'ai mis ce disque que maman aimait tant, California dreamin. Il passait en boucle et bientôt ce fut un amoncellement d'un mètre de haut. Avec le papier journal que mon père entassait dans la remise, j'ai allumé un feu de cheminée. Muni d'une lourde pince en fonte noire, j'ai fait brûler un à un les morceaux de tissu. Certains d'entre eux dégageaient une fumée noire, une odeur chimique qui piquait les yeux et râpait la gorge. J'ignore le sens que prenaient pour moi ces gestes, et si seulement ils en avaient un.
Tout avait été réduit en cendres quand le téléphone a sonné. J'ai décroché et c'était mon père, il n'allait pas tarder. Mon frère était plongé dans le coma, à l'hôpital de Villeneuve-Saint-Georges. Son état était à la fois stationnaire et inexplicable.
Mon père est rentré, il était minuit et je faisais semblant de dormir sur le canapé du salon. Le feu était mort mais son odeur de bois et de tissu brûlés persistait. Les valises étaient rangées dans les armoires, les ciseaux dans la boîte à couture, et plusieurs fois tandis que je somnolais, j'avais cru sentir le souffle de maman sur mon front, ou entendre son pas dans les escaliers. J'ouvrais les yeux et il n'y avait rien. Je me persuadais très vite que les fantômes, ou du moins celui de ma mère, avaient la prescience de ces moments brusques où ceux qu'ils visitent s'aperçoivent de leur présence. Alors ils disparaissent en un souffle. J'ai passé de nombreuses années à jouer avec elle, à tenter de la surprendre, en ouvrant subitement les yeux, en les faisant cligner à toute vitesse. A plusieurs reprises j'ai réussi à l'entrevoir.
Mon père n'a jamais fait allusion aux vêtements de ma mère. Ce soir-là, après avoir fermé les volets du salon, il est monté dans la chambre d'Antoine. J'imagine qu'il a rempli un sac d'affaires de rechange. Je me suis endormi avec un sentiment de vide absolu.
Au réveil, mon père m'a ordonné de m'habiller en vitesse, nous partions pour l'hôpital. Mon frère dormait parfaitement immobile sur son lit de draps bleu pâle. Une vitre nous séparait de lui et des appareils mesuraient toutes sortes de choses à l'aide d'électrodes collées sur sa poitrine. Des tubes étroits et translucides se glissaient sous sa peau. Torse nu, les cheveux collés au front, Antoine avait tout d'un petit garçon. Il paraissait si frêle, si fragile, tout à coup. Mon père le regardait fixement, guettant un signe, un mouvement. Je crois qu'il le soupçonnait de faire semblant. Je me surprenais moi-même à chercher sur son visage et son corps d'infimes variations, des vibrations minuscules qui le confondraient et révéleraient son secret. J'en étais persuadé à mon tour: mon frère faisait semblant de dormir. Non pas pour emmerder le monde, comme le pensait mon père. Mais pour qu'on le laisse en paix. Qu'on le laisse à son chagrin. Pour garder les yeux fermés et conserver sur la rétine des images intactes de ma mère. Ne rien oublier. Ne rien perdre. Tout conserver à l'intérieur et que rien ne s'échappe.
Tout le temps qu'a duré son coma, six semaines au total, et bien après qu'on l'eut transféré dans une chambre où je pouvais m'approcher de lui et sentir son souffle, lui parler à l'oreille, embrasser son visage et passer sa main sur le mien, je crois que je n'en ai pas démordu : il jouait la comédie, il faisait le mort. Nous venions le voir et mon père ne restait jamais longtemps. Il sortait fumer une cigarette, passer un coup de téléphone, ou bien il repartait travailler et me récupérait au retour. Je demeurais des heures au chevet de mon frère, parfois des jours entiers, les mercredis, les samedis, les dimanches. La chambre était bleue et des infirmières entraient pour changer les sondes, les perfusions, les couches qu'on lui mettait. Parfois je devais sortir et dans les couloirs déambulaient des malades en chaussons. Près des fenêtres, leurs familles fumaient en faisant les cent pas. J'allais à la machine me payer des chocolats. Pendant ce temps, on lavait mon frère et il se laissait faire, à la fois lourd et mou, abandonné et difficile à manœuvrer. De loin, on me signifiait que je pouvais regagner la chambre. Je reprenais place dans le gros fauteuil, que je rapprochais du lit. Je contemplais son visage, je passais de longues heures à simplement le regarder. Ou bien je lui parlais à l'oreille. La plupart du temps je lui racontais mes journées au collège. Personne ne m'adressait jamais la parole et les profs ne m'aimaient pas. Parfois aussi je le testais. Lui racontais des blagues salaces, prononçais toutes sortes de gros mots ou de monstruosités, lui chatouillais les pieds, ou bien le visage avec une plume d'oiseau. J'attendais le sourire, le plissement des lèvres ou du front, le frémissement des narines qui le trahiraient. Une fois même, je murmurai à son oreille : « Maman est revenue. » Mais mon frère durant six semaines n'a pas donné de signe de vie autre que sa respiration parfaitement régulière, le mouvement de ses globes oculaires sous la nuit des paupières, que j'avais appris à discerner au fil du temps, repérant ainsi les périodes où il rêvait et où, sans doute, ma mère l'accompagnait, lui souriait ou lui embrassait les cheveux.
Ces six semaines ont passé en un souffle, un souffle nauséeux et trouble, chargé de l'haleine du sommeil profond de mon frère, nimbé d'une lumière d'hôpital, une lumière fade de murs bleu ciel et de néons, six semaines au parfum d'éther et de soupe froide, d'alcool à 90° et de détergent industriel, aux visages usés d'infirmières revêches, six semaines perché dans ce long bâtiment pardessus les immeubles qui plongeaient vers le fleuve, la Seine épaisse et bronze, les phares des voitures en file, pare-chocs contre pare-chocs aux abords de la ville. Six semaines et le soleil se couchait sur les collines au loin, plantées d'immeubles et de barres qui semblaient des rectangles de Lego. Le ciel prenait des teintes fauves ou citronnées, violines ou phosphorescentes, se lézardait violemment, strié par les traînées des avions décollant d'Orly tout proche. Mon itère dormait immobile, le drap remonté sur son torse nu, plongé dans un coma sans cause, inexplicable, auquel se heurtaient tous les diagnostics, les pronostics, les analyses des médecins impressionnants dans leurs blouses, leur jargon, leurs tempes argentées, leurs peaux soignées, leur aura de réussite.
Mon frère s'est réveillé un soir et, à ma grande surprise, ce ne fut pas plus étrange ou extraordinaire que des yeux qui s'ouvrent et se posent sur ce qui les entoure, les murs et la fenêtre, les arbres qui se balancent, le ciel au loin, craquelé de rouge et de bleu crème ce soir-là, les immeubles puis moi, assis dans le grand fauteuil, sous le téléviseur suspendu. Il m'a souri faiblement, a refermé les yeux un moment. Quand il les a rouverts, j'étais près de lui.
- Tu as fait semblant, hein ? T'étais pas dans le coma, en vrai ?
Il s'est tourné vers moi, pris dans les brumes. Il m'a regardé longuement, ses yeux s'appuyaient sur mon visage, sans reproche, sans ironie, sans tristesse. On y lisait juste la fatigue et la détresse. D'une voix pâteuse il m'a demandé où était maman. À l'expression de son visage, j'ai compris qu'après six semaines hors du monde il espérait de tout son cœur avoir fait un mauvais rêve. Il espérait que l'absence et le trou noir dans lequel il était tombé avaient tout effacé, tout lavé, que le monde était neuf et recommencé, et notre mère vivante et pas jetée du haut des falaises. Très lentement, j'ai prononcé ces mots irréfutables : « Maman est morte. » Et le visage de mon frère s'est couvert de larmes.
Je n'ai pas alerté les infirmières. J'étais seul avec mon frère dans cette pièce aux murs laqués, nous étions deux orphelins au milieu d'un immense hôpital, d'un désert de collines, d'immeubles, et d'avions se croisant dans le ciel, un désert de routes et de fleuve, de zones commerciales, de lotissements pavillonnaires, de parkings immenses et de réseaux ferroviaires. J'ai ôté mes chaussures et je suis venu m'allonger près de lui dans le lit étroit. Il a voulu me prendre dans ses bras mais il était trop faible, ses membres étaient mous, son corps amaigri, son ventre creusé laissait voir ses côtes saillantes.
Toutes lumières éteintes